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Focus

L’art de la pochette de rap

L’héritage de Pen & Pixel dans la culture mixtape et la scène rap underground

Dirt Noze, le 3 juillet 2019

Dans les années 1990, un studio de graphisme a révolutionné l’imagerie du rap et a imposé le logiciel Photoshop comme l’un des outils les plus importants de la culture hip-hop, aux côtés de la platine vinyle et de la MPC.

Il n’y a pas si longtemps de ça, quand on était encore obligé d’acheter sa musique dans les rayons des magasins de disques, il n’était pas rare que l’amateur passionné ne jette son dévolu sur un album et lâche ses billets sur la simple promesse d’une pochette particulièrement alléchante, sans avoir rien écouté ni de l’album, ni parfois même de l’artiste. Aujourd’hui encore, malgré l’instantanéité de l’écoute que rend possible Internet, l’illustration de la pochette reste bien souvent le premier contact entre l’auditeur et un album, une mixtape ou un single, et l’élément qui peut nous donner envie (ou pas) de cliquer sur le bouton de download d’un Bandcamp ou Datpiff, ou sur le bouton de lecture d’un Soundcloud, Apple Music ou Spotify.

Le style Pen & Pixel

Au début des années 1990, à Houston, Shawn Brauch, un ancien graphiste du label Rap-A-Lot Records, fonde avec son frère le studio graphique Pen & Pixel. En utilisant toutes les possibilités qu’offre le logiciel Photoshop pour fournir à bas coût des images pouvant répondre aux fantasmes les plus fous des rappeurs, le studio graphique bousculera les codes et influencera profondément plusieurs décennies de graphistes hip-hop.

Si leur sens esthétique radical a pu choquer à l’époque, qu’on l’apprécie ou pas, difficile en 2019, pour un amateur de rap d’ignorer l’influence que ce studio a eu sur cette musique, ni même son apport à la culture mainstream en général. L’expression « bling bling » par exemple, depuis entrée dans le langage courant jusqu’à être largement utilisée dans les colonnes politiques des quotidiens français sous la présidence de Nicolas Sarkozy, est née dans les bureaux de Pen & Pixel, et aujourd’hui rares sont ceux qui osent encore se moquer de pochettes devenues cultes comme celle du Doin Thangs de Big Bear. Une véritable icône de la culture populaire qui mériterait à elle seule un pavillon à la Biennale de Venise.

Pour en savoir plus sur Pen & Pixel nous vous recommandons de vous jeter sur l’indispensable interview donnée sur le site de l’Abdcdr. À voir également la série de vidéos de la chaîne de Sinixta Soundz où Shawn Brauch détaille la conception de plusieurs pochettes cultes [1].

L’héritage de Pen & Pixel dans la culture mixtape

Injustement sous-estimés, méconnus et mal payés, notamment dans cette économie grise de la culture mixtape, les graphic designers ont de nos jours une position encore pire que celle des producteurs. Malheureusement encore aujourd’hui, ces dernier peinent parfois eux aussi à faire valoir leurs droits. Dans cette culture du rap underground où la musique est souvent distribuée gratuitement, le budget alloué au design est réduit à peau de chagrin. Et si le rappeur peut avoir des retombées financières par ailleurs (sponsoring, tournées, produits dérivés...) les producteurs et graphic designers sont bien souvent exclus de la boucle. Pourtant un bon artwork peut participer activement au succès d’un projet, à son attachement dans le cœur des fans et à son aura dans le temps.

Si la majorité travaille aujourd’hui dans l’ombre, certains parviennent tout de même à se faire un nom, à imposer un style et à sortir du lot. Nous avons sélectionné quelques-un de ces artistes, dans divers styles et dont le travail, depuis la fin des années 2000 à aujourd’hui, nous a paru incontournable.


KidEight

L’un des artistes les plus notables de la fin des années 2000 et du début des années 2010 est un citoyen britannique qui répond au pseudonyme de KidEight. S’il n’a aujourd’hui, après plus de 10 ans de bons et loyaux services, toujours pas traversé l’Atlantique pour rencontrer ses clients cela ne l’a pas empêché d’être l’une des figures les plus importantes de ce petit monde du design graphique hip-hop, avec à son actif autour de 3000 pochettes depuis 2007. Pour pallier un prix unitaire peu élevé, KidEight doit travailler à toute allure pour être rentable. Ainsi il déclare réaliser en moyenne 70 pochettes par mois, mais cela lui est arrivé d’en faire 18 en 2 jours. Pour réaliser pleinement l’incroyable talent de Kideight, et de ses pairs, on ne peut pas ne pas prendre en compte l’incroyable rapidité d’exécution de leur travail.

Comme beaucoup d’artistes de sa génération, Kideight pousse l’héritage de Pen & Pixel et le mixe avec des influences venues du monde des affiches de cinéma ou de la culture comics. Mais ce qui impressionne dans son travail, et le démarque de ses pairs, c’est le soin particulier donné aux détails, la précision et la justesse des jeux de lumières, ses compositions complexes et dynamiques, ainsi que des effets pyrotechniques très réussis.

Future, Juicy J et d’autres artistes de premier plan continuent aujourd’hui encore à lui faire confiance même si son fond de commerce aura surtout été d’enchainer avec une rapidité et une efficacité sans comparaison les interminables séries de mixtapes de DJ Spinatic, DJ Envy, Trap-A-Holics et consorts.

KidEight a été interviewé, aux côtés d’autres artistes majeurs de la scène mixtape de cette époque Miami Kaos, Mike Rev, Tansta et Skrilla, dans l’excellent livre Tobias Hansson et Michael Thorsby Damn Son Where Did You Find This ?.

 KidEight sur Instagram


KD Designz

KD Designz (de son vrai nom Kevian Dodd) est l’un des plus dignes représentants de la génération suivante, celle qui illustrera la scène mixtape de la deuxième moitié des années 2010.

Le jeune Kevin fait ses premiers pas en dessinant des pochettes pour Soulja Boy quand il était toujours au lycée, mais c’est à l’âge de 18 ans qu’il devient l’un des nouveaux rois de la pochette de mixtape en créant des compositions cultes pour Gucci Mane et son entourage. Tout en restant dans les traces des grands classiques du genre, la formule devient minimaliste pour mieux s’adapter aux nouveaux supports d’écoute qui se généralisent alors.

Après une longue tradition de pochettes aux compositions complexes et saturées de détails, la tendance est allée vers des images très simples, souvent sur un fond uni et parfois même dénuées de texte, permettant une meilleure lecture dans les grilles chargées des sites de mixtapes du type Datpiff. Ces images, que l’on peut rapprocher par leur simplicité des icônes d’application, sont plus adaptées aux nouveaux usages en restant parfaitement lisibles en petit format, notamment sur les écrans de téléphones. Le sens de la simplicité, la maitrise de la technique et les associations d’éléments qui font mouche de KD Designz en ont fait un des parangons de cette nouvelle génération.

Les dernières réalisations du graphiste sont si travaillées au niveau des textures, des filtres, jeux de lumières et utilisation fine du « bruit », qu’elles se rapprochent désormais plus de l’illustration pure que du simple collage.

 KD Designz sur Instagram


Zanic

Autre artiste à suivre de la génération de KD, Zanic poursuit un certain classicisme de la pochette de mixtape, mais dans un esprit beaucoup plus sombre que les classiques de la grande époque, à l’image de la drill scene de Chicago qu’il a souvent illustrée.

Volutes de fumée, ambiances mortuaires, prédominance des fonds noirs, regards vides, visages en gros plan, compositions monochromatiques et simples dans l’esprit de KD Designz et ses pairs, mais l’humour en moins. Ses compositions ne font pas dans la fioriture mais sont efficaces et au service de l’esprit de morgue de la ville de Chicago. Certaines de ses dernières réalisations font dans l’accumulation étouffante de figures jusqu’à remplir tout l’espace, dans l’esprit des collages inspirés des fanzines de l’époque du punk.

On retrouve son travail sur les projets d’artistes comme Chop Squad, Fredo Santana, Lil Durk ou encore YoungBoy NBA.

 Zanic sur Instagram


Farris

Cas à part dans le jeu de la mixtape cover, Farris s’éloigne des canons et mitonne sa sauce en mélangeant l’esthétique "mixtape" avec une multitude d’autres influences. On retrouve ainsi dans son travail un appétit pour des imageries issues d’horizons différents comme la scène rap underground, des mouvements graphiques issus de la scène Tumblr (Sea Punk, Vaporwave…) et de la pop culture (manga, comics, publicité, etc.) avec une grosse tendance au psychédélisme (et aux pochettes de rock des années 1970), aux couleurs acidulées et au glitch art.

Sa marmite déborde de tous ces éléments hétéroclites que notre sorcier arrive à assembler pour en sortir une œuvre cohérente, et complètement en phase avec son époque et son public. Un artiste haut en couleur et en prise directe avec un public jeune, comme celui de Lil Uzi Vert qui ne s’y est pas trompé et en a fait son graphiste attitré. Farris était encore étudiant en design quand il envoyait ses fan arts au rappeur aux cheveux colorés sur les réseaux sociaux. Une collaboration qui durera sur toute une série de mixtapes et de singles, liant l’imagerie de Farris aux affabulations pétillantes du rappeur.

Surtout connu pour les pochettes colorées de Lil Uzi Vert, Farris a aussi marqué les esprits avec le célèbre poignard ensanglanté de Savage Mode (21 Savage & Metro Boomin) ou en gérant la direction artistique de Drop Top Wop (Gucci Mane - illustrée par Jared Calder).

 Le site de Farris
 Farris sur Instagram


Lil Ugly Mane

Dans les profondeurs de la scène underground un nom revenait souvent au tournant des années 2010, c’est celui de Lil Ugly Mane. Non content d’être une figure très influente sur le plan musical, ce dernier l’a aussi été sur celui du design. Très grand fan du travail de Pen & Pixel (voir son édifiante interview chez Mishka), il a réalisé toutes ses pochettes lui-même, déclarant d’ailleurs que le design a souvent été le point de départ d’un projet, influençant la musique. Non content de faire ses pochettes il en a aussi réalisé plusieurs pour d’autres artistes, notamment ceux du Raider Klan à leurs débuts.

Mêlant l’art du collage clinquant de Pen & Pixel, dont il pousse les effets, filtres et textures à l’extrême, avec un esprit punk (il a également été actif dans la scène punk hardcore et noise) et une imagerie pleine de morgue et de sorcellerie venue du métal et du Memphis des années 90, Lil Ugly Mane réalise des pochettes particulièrement extrêmes qui marqueront l’époque et influenceront très certainement les artistes de la scène phonk qui arriveront après lui.

 Collection of LUM’s Artwork


SESH Digital

Si ses premières pochettes s’inspirent clairement de Pen & Pixel, tout en les détournant, un des succès de Bones est d’avoir su créer une imagerie qui lui est propre, faite de culture rap et d’influences venues du métal. Une imagerie qui sera largement reprise par la suite par les artistes de la scène phonk et underground. Il est par exemple, très certainement le premier dans la scène rap des années 2010 a avoir opté pour l’utilisation systématique de la VHS pour ses clips vidéo, en mettant en valeur les glitchs (pauses, avances et retours rapides) et autres artefacts d’usure propres au support. Un autre de ses succès est d’avoir su s’entourer et fédérer autour de lui une armée de producteurs dédiés, mais aussi de photographes, vidéastes et graphistes. La Team SESH a donc sa division graphique, SESH Digital, un groupe informel dédié aux cover arts, vidéos et confection de merchandising. Si on peut aujourd’hui nommer relativement facilement son équipe de producteurs, il est plus difficile d’en dénombrer les graphistes (surtout ceux de la première heure). Voici cependant quelques-un des plus actifs de ces dernières années.

Tyrus Creek fait certainement partie aujourd’hui des plus actifs. Photographe, graphiste et vidéaste, il réalise vidéo clips, pochettes et s’occupe des imprimés pour les vêtements estampillés Team SESH. Squelettes, contres-jour, paysages désolés et no man’s land, glitchs VHS et tubes cathodiques…
 Tyrus Creek sur Instagram

Hightosis de son côté est spécialisé dans les glitchs vidéos et autres artefacts de compression.
 Hightosis sur Instagram
 Hightosis sur SoundCloud

Membre plus récent de SESH Digital, Restinpeacedzn (ou RIPDZN) y apporte une finesse d’exécution nouvelle à l’image de la pochette de l’album UnderTheWillowTree de Bones ou TheManInTheRadiator en collaboration avec Hightosis. Également producteur sous le nom de RAEKOGG on peut écouter sur sa page Soundcloud ses instrumentales qui vont du vieux phonk lo-fi à la dungeon synth.
 Restinpeacedzn sur Instagram

Artiste 3D, Undeaddeaths apporte une touche de volume et d’images de synthèse à la formule. Crânes, squelettes, cimetières, glitchs et références geek.
 Undeaddeaths sur Instagram


Nipz

Comme beaucoup de jeunes artistes, Nipz a commencé en faisant du fan art et des couvertures alternatives, parfois de meilleure qualité, mais surtout bien plus originales et personnelles, que les officielles. Mais c’est en devenant le directeur artistique et le graphiste attitré du site Datpizz.com, connu dans la scène du rap underground pour faire un travail de défrichage et d’archivage des discographies des jeunes pousses, qu’on a commencé à le remarquer.

Tout en conservant cet art du collage, et du sampling visuel qui fait le sel de la culture mixtape, il a développé un style très personnel et reconnaissable instantanément. Il travaille dans ses pochettes aux valeurs très contrastées et saturées d’effets de matières, une rencontre entre les tropes du rap actuel avec les codes graphiques de la scène post punk des années 1980.

Ses collages tout en aplats de couleurs ou dégradés, ses bouts de scotch mal collés, textures de vieux papiers ou de cartons et autres traces d’usure, sentent la photocopie des fanzines punk à plein nez ou la sérigraphie des vieilles affiches politiques à tendances anarchistes. Toute cette imagerie aux tonalités très rock colle parfaitement à l’univers de ces rappeurs « emo » de la Gothboiclique et autres Soundcloud rappeurs vivotant dans les enfers de la scène underground.

 Nipz sur Instagram
 Nipz sur Imgur
 Nipz sur Soundcloud

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[1Voir les vidéos (en anglais) : Big Bear, Interview