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Focus

Sylvain Bertot : Entretien

Le rap indépendant en 30 scènes et 100 albums

Dirt Noze, le 22 mai 2014

Ces jours-ci sort Rap indépendant : La vague hip-hop indé des années 1990/2000 en 30 scènes et 100 albums le deuxième livre de Sylvain Bertot.

Article précédemment publié (en mai 2014) sur Foxylounge.com.

Tout comme le précédent, l’excellent Rap, Hip-Hop, dont on parlait ici et qui tentait, avec succès, de survoler l’histoire du rap de ses débuts à nos jours, celui-ci parait aux éditions Le Mot et le Reste. L’auteur nous propose donc avec Rap indépendant, comme son titre à rallonge l’indique bien, de parcourir dans le détail, et avec la clarté qu’on lui connait, la vague du hip-hop indé de la fin des années 1990 au début des années 2000, avec la présentation de pas moins de 30 scènes et 100 albums.

Cela fait une quinzaine d’années que Sylvain Bertot s’intéresse de près à cette scène musicale en ayant créé et dirigé Nu Skool et Hip-Hop Section, les sites francophones les plus importants sur le sujet autour de l’an 2000. Aujourd’hui on peut retrouver ses chroniques de disques sur son blog Fake For Real.

Un très vaste travail pour un livre un peu plus épais que le premier où l’on retrouvera avec plaisir l’écriture minutieuse et efficace de son auteur.

Entretien avec Sylvain Bertot

Ce deuxième livre est, je crois, plus personnel que le précédent, qui, me semble-t-il, était plus ou moins une commande de l’éditeur. Quelle est l’origine de ce projet ?

En fait, ce second livre qui paraît ces jours-ci était mon projet initial, celui que j’avais proposé à l’éditeur à l’origine. Mais de fil en aiguille, au cours de nos discussions, on en est venu à un tout autre livre, le premier qui est sorti, et qui portait sur toute l’histoire du rap en général. On pourrait presque considérer ce premier livre comme une commande, en effet, puisque c’est l’éditeur qui m’a emmené dans cette direction, mais c’est aussi un livre que j’ai aimé écrire, j’y ai mis beaucoup de passion. Cependant, j’ai gardé derrière la tête l’idée d’enchaîner avec mon projet sur le rap indé et, le premier livre ayant plutôt bien marché, l’éditeur m’a finalement spontanément proposé de le sortir.

Depuis combien de temps travailles-tu dessus ? Comment se sont passées les relations avec l’éditeur ?

Je l’ai commencé autour de 2010. Autour de cette date, le rap indé était quasiment mort, et j’étais moi-même presque passé à autre chose. Ayant suivi ce mouvement pendant plus de 10 ans, j’ai voulu qu’il en reste quelque chose, que je capitalise tout le travail abattu pendant toutes ces années. J’ai donc écrit une première version du livre, qui était plus ou moins une compilation de mes chroniques sur le Web. En 2011, après discussion avec l’éditeur, j’ai finalement écrit l’autre livre, et je ne me suis remis au premier qu’en 2013, en le remaniant considérablement. Les choses s’étant bien passées avec le premier, j’avais toute la confiance de l’éditeur. Nous avons juste dû revoir un peu le contenu à la fin : j’avais fait un peu trop long, donc nous avons fait quelques coupes, et l’éditeur m’a poussé à mettre en avant ce qui avait le plus de chance d’interpeler un large public. Il n’a cependant jamais contesté aucun des mes partis-pris et aucune de mes convictions.

Tu dis que l’éditeur t’a poussé à mettre en avant certains points. Quels sont-ils ? Je crois que tu n’es pas un très grand fan de rap français et on voit sur la couverture du livre figurer la pochette de l’Armée des 12.

Voilà, tu as deviné, ils ont un peu poussé dans ce sens. J’avais écrit un chapitre sur le rap indé à la française, ça s’imposait, mais j’y suis allé un peu à reculons pour la pochette de L’Armée des 12. L’éditeur a jugé cependant, et m’a convaincu, qu’il fallait donner une touche française plus visible. Si j’ai aimé une partie du rap indé à la française, j’hésitais à le mettre au niveau des Nord-Américains. Comme je leur ai dit, c’est comme si on écrivait un livre sur le rock des années 60, et qu’on mettait un disque de Dutronc à côté de ceux des Beatles, des Rolling Stones et de Jimi Hendrix. C’est bizarre, tiré par les cheveux, et presque mensonger. Mais bon, ce n’est pas grave. Jacques Dutronc au bout du compte c’était sympa, tout comme l’Armée des 12.

C’est vrai que le livre est déjà très dense, mais quels sont les passages que tu as coupé pour la version finale ?

Tous les chapitres ont été préservés, on s’est surtout attaqués sur les longueurs et les répétitions. Il y en avait, et l’éditeur a fait un excellent travail de relecture à ce niveau. Après, j’ai raccourci sensiblement la discographie complémentaire, à la fin, qui faisait des dizaines de pages, rien de moins. J’ai enlevé un passage qui était un peu hors-sujet dans la partie sur Philadelphie. Et j’ai supprimé 20 présentations d’albums. Il y en avait 120 à l’origine.

Comme beaucoup de livres de la collection, celui-ci propose de présenter un genre musical en présentant dans le détail un certain nombre d’albums marquants. Ici tu en as choisi 100, comment as-tu fait cette sélection ?

Je l’ai faite sur les mêmes critères qu’avec le précédent livre : d’abord, représentativité des scènes, mouvements, tendances, géographies et époques qui composent le rap indé ; ensuite, qualité esthétique et/ou impact sur l’histoire et le public du mouvement. Comme l’autre fois, j’ai mêlé disques références et chouchous personnels. Aussi, je n’ai pas voulu parler des mêmes disques que ceux déjà abordés dans le livre précédent, qui présentait déjà des classiques comme Funcrusher Plus de Company Flow, Tragic Epilogue d’Antipop Consortium, Beneath the Surface d’Omid, et d’autres encore.

Comment s’articule le livre entre les chroniques de disques et les textes présentant les différentes scènes ?

C’est la grande nouveauté de ce livre par rapport au précédent. Les albums y sont présentés scène par scène. A chaque fois, il y a tout un chapitre qui décrit la scène en question (un lieu géographique, un label, ou un collectif comme le Project Blowed ou les Living Legends), avant que les disques ne soient abordés. Les présentations de disque, c’était le cœur du précédent livre, alors que cette fois elles ne sont là que pour illustrer ce que je dis plus tôt sur leur scène d’appartenance.

Cette présentation par scène, est très intéressante. Dans le livre tu fais un véritable historique de chaque ville, dépassant la strict scène rap indé. Pour la ville de Chicago, par exemple, tu n’hésites pas à évoquer les début de la house music, la hip-house ou enfin, l’explosion de la drill music ces dernières années.

Il n’y a que pour Chicago que j’ai vraiment apporté à ce point cette perspective, même si je l’ai fait un peu aussi pour New-York, ou la Floride. Le cas de Chicago est intéressant car, si c’est l’une des plus grandes villes américaines, et que des rappeurs importants en sont toujours venus (Common, Twista, Crucial Conflict, Kanye West, etc.), elle a mis du temps à avoir son son à elle, son identité, comme c’est le cas aujourd’hui avec la drill. J’ai voulu positionner la scène indé, qui a été importante là-bas (Kanye n’est pas sans lien avec elle, d’ailleurs…), au sein de cette histoire particulière.

Sur ton blog, tu as fait une série d’interviews très intéressantes de certains des acteurs de cette fameuse scène indépendante (Mr. Len, Bigg Jus, Ceschi …), où ils reviennent sur son histoire. Retrouve-t-on ces interviews d’une manière ou d’une autre dans le livre ?

Le rap indé, c’est une entité aux contours flous et incertains. Personne ne le délimite au même moment, au même endroit. J’ai cherché moi-même à fixer des frontières, mais je voulais confronter mon interprétation à des gens qui ont vraiment vécu le rap indé, qui ont contribué à le façonner (c’est le cas de Bigg Jus et de Mr. Len, de Company Flow), ou qui entretiennent encore la flamme aujourd’hui, comme Ceschi Ramos. Ils m’ont permis de m’assurer que moi, petit Français très éloigné géographiquement de tout cela, je ne me trompais pas quand j’essayais de qualifier et d’interpréter ce moment de l’histoire du hip-hop.

Cette histoire du rap indépendant n’est pas très documentée. À part ces entretiens, comment as-tu effectué tes recherches ?

Hormis quelques dossiers dans la presse musicale, à la grande époque indé, la littérature sur le sujet n’est pas fournie, c’est le moins que l’on puisse dire. Ce doit être le premier livre à lui être consacré, Etats-Unis inclus. C’est le résultat de plus de dix ans passés à suivre cette scène (ou ces scènes). Le résultat de lectures sur Internet, d’échanges avec des passionnés, de discussions off. Ce mouvement a été important, peut-être pas tant pour son influence esthétique, mais pour son rôle d’avant-coureur dans l’utilisation d’Internet. Aucun autre mouvement musical ne l’a fait aussi bien, aussi tôt et à une telle échelle. Il a été aussi symptomatique de la provincialisation continue du rap, de son extension en dehors des Côtes Est et Ouest. Ce n’était pas encore documenté, j’ai donc décidé de m’en charger.

Comment définirais-tu le rap indé ? Le rap des block parties dans les années 70, n’était-il pas déjà indé ?

Il était indé, oui, dans la mesure où il existait complètement en marge de la Corporate America, des grands acteurs de l’industrie du disque. Même à la fin des années 70, quand on a commencé à enregistrer des disques de rap, c’était principalement des labels plus ou moins indépendants qui s’y collaient, comme Sugar Hill Records, Profile, Def Jam, Tommy Boy, etc. Et aujourd’hui encore, 99% de la production rap sort en indé ou en autoproduit. Ce dont je parle, cependant, ce n’est pas de l’indé au sens économique du terme, mais de l’indé aux sens idéologiques et esthétiques du terme. Je parle de ce moment, au milieu des années 90, où des rappeurs ont proclamé que travailler en indé, en marge de l’industrie du disque, était le meilleur moyen de garder le contrôle, de ne pas être perverti, d’avoir une mainmise artistique pleine et entière sur leur production. Avant, on était indé par défaut. A cette époque, certains, sincères ou pas, ont commencé à dire qu’ils étaient indé par principe.

Dans quel contexte cette vague indépendante a-t-elle vu le jour ?

Vers le milieu des années 90, au moment même où le rap triomphait, à l’époque où il vendait le plus d’albums et commençait à surclasser tous les autres genres musicaux. Les rappeurs étaient devenus tellement nombreux qu’ils ne pouvaient plus tous trouver une place sur une major. Et puis bien sûr l’appât du gain a incité certains à édulcorer leur musique, ou à la rendre démagogique, ce qui n’était pas du goût des autres, les puristes. La fin des années 90, c’est l’époque des rappeurs nouveaux riches qui boivent du champagne dans des boîtes de nuit, et certains ont voulu réagir contre ça.

On ne peut pas vraiment parler d’un seul et unique rap indé. Il y a plusieurs mouvements qui se dessinent et qui peuvent être même en contradiction les uns avec les autres. La musique de Fondle ’Em Records n’est pas la même que celle d’Anticon.

Complètement. Le rap indé n’est pas un ensemble homogène. Il y avait à la fois le rap horrorcore et/ou porno de Kool Keith, Spectre et Necro, et le rap chrétien de Braille, Mars Ill et Deepspace 5. Il y avait des vrais Noirs du ghetto, et des Blancs middle class. Il y avait des groupes rétro old school comme Jurassic 5, et des types qui voulaient dynamiter le rap, comme les gens d’Anticon. Ce mouvement était même travaillé par les conflits. Les New-Yorkais méprisaient souvent les autres. Parce que le magasin phare de l’indé, Fat Beats, refusait de vendre les albums les plus bizarres du West Coast Underground, tout autant que ceux d’Anticon, ces types se sont tirés dans les pattes.

Oui, dans ton bouquin tu racontes d’ailleurs l’histoire du diss entre Sole d’Anticon et El P de Def Jux. Cette anecdote illustre bien les tensions qu’il y a pu avoir entre deux visions très différentes d’un rap indépendant.

Cette histoire est, m’a-t-on dit, directement liée à l’affaire Fat Beats. Celle-ci est à l’origine de la rancœur de Sole. Tout le monde a oublié cette histoire, elle est pourtant emblématique d’un changement radical dans l’indé : son passage d’un sens économique à un sens esthétique. Il s’opère, après cette affaire et, plus généralement, après l’émergence d’Anticon, un changement sémantique, "rap indé" va devenir alors plus ou moins synonyme de rap de Blancs. Aussi, c’est la revanche des villes et des scènes isolées, contre l’aristocratie rap new-yorkaise. C’est le grand tournant de l’histoire que j’ai voulu raconter avec mon livre.

Quelles sont les principales mouvances de cette vague indé ?

Les mouvances étaient multiples. J’en distinguerais trois cependant :
1 - les puristes, ceux qui voulaient préserver le rap boom bap d’influence new-yorkaise tel qu’il avait existé dans les années 90 ;
2 - les expérimentateurs, ceux qui défiaient les routines du rap ;
3 - les introvertis, ceux qui renversaient complètement la logique habituelle du rap, qui est au fond un concours de celui qui a la plus longue, en quelque chose de plus intimiste, réflexif et fragile.

Après, c’est arbitraire, on peut décomposer ces tendances encore plus finement : rap conscient, rap horrorcore, rap dystopique, battle rap, emo rap, glitch hop, folk rap, rap chrétien, etc… Les formes du rap indé étaient multiples.

Qu’est-ce qui les unit ou les différencie ?

Tout les différenciait, sauf deux choses : parfois, mais pas toujours, une forme de solidarité, ces artistes suivant souvent les mêmes circuits, en termes de promotions, de tournées, etc. ; et puis, surtout, la détestation du rap grand public dit "bling bling". C’est cette hostilité commune, le véritable élément fédérateur du rap indé, la raison de sa naissance.

Quels sont les principaux labels, ou scènes, qui ont participé à l’essor de ce renouveau ?

Chaque scène a son ou ses labels précurseurs : Fondle’em à New-York ; le Project Blowed (au-delà du label, le lieu lui-même) à Los Angeles ; Solesides et Stones Throw sur la Baie de San Francisco ; Rhymesayers à Minneapolis. D’autres ensuite ont suivi, Def Jux et Anticon ayant été sans doute les plus emblématiques, autour de 2001, l’année où le rap indé était à son sommet.

Que reste-t-il de cette vague indé à l’heure actuelle ?

Quelques labels ont fait leur trou en diversifiant leur spectre musical, notamment Stones Throw, Rhymesayers et Anticon, qui existent toujours, sont des labels respectés suivis par la presse généraliste à la Pitchfork et sont distribués à l’international. Si l’on parle du rap indé en tant que genre à part entière, en tant qu’esthétique, le label continuateur est indiscutablement le Fake Four des frères Ramos, qui est devenu le refuge de tous les vétérans de la scène indé, de Louis Logic à Mika 9, en passant par Busdriver, Awol One, Sole, Onry Ozzborn et d’autres encore. Il faut citer aussi le Hellfyre Club de Nocando, à Los Angeles, qui perpétue à la fois le Project Blowed et le rap influencé par les musiques électroniques. Mais pour l’essentiel, le rap indé est devenu une micro-scène, ce n’est pas lui qui agite les jeunes et qui suscite les polémiques et les passions aujourd’hui.

Qu’en est-il de l’influence du rap indé sur ce que le magazine Spin a appelé le « new underground » ? Ces jeunes musiciens ont été très influencés par le gansta rap ou le dirty south mais ils semblent également avoir intégré certains aspects initiés par la vague indé. Des artistes comme Lil B, Metro Zu, Lil Ugly Mane, Nacho Picasso ou le Odd Future, peuvent avoir un feeling arty et un gout pour la bizarrerie, des thèmes introspectifs, des sonorités qui tendent vers l’expérimental et des influences musicales pouvant aller du rock à la new wave. Sont-ils les héritiers la vague indé ?

Ce ne sont pas des héritiers directs du rap indé. Ils s’inspirent plutôt du gangsta et des artistes les plus allumés du Dirty South, en effet, alors que le rap indé descendait pour une bonne part du classic rap new-yorkais. Les gens d’Odd Future se rattachent un peu à cette tradition quand ils travaillent avec The Alchemist ou les Dilated Peoples, et Nacho Picasso quand il collabore avec Blue Sky Black Death, mais ce sont à peu près les seuls liens. Aussi, le nouvel underground fait l’apologie de l’ignorance, des drogues, de la défonce, alors que le rap indé d’avant était plutôt intellectuel et responsable, excepté Necro et quelques autres.

On retrouve pourtant quelques points communs : le côté expérimental, bizarre, dérangeant, la pose introspective, l’utilisation maximale du Web marketing. Mais c’est presque un hasard. Les mêmes causes provoquent les mêmes effets, le rap non mainstream, destiné à un public averti et arty, développera toujours ce type de caractéristiques.

Selon toi, où en est le rap, de manière générale, en 2014 ?

En 2014, et plus particulièrement depuis le début des années 2010, le rap va très bien. Beaucoup, énormément de déchets, mais une effervescence, une inventivité, une diversité de folie, rendue plus visible encore par les mixtapes que tous ces rappeurs sortent à tire-larigot, pour se faire un nom et pour contenter les fans, et qui sont en fait de vrais albums gratuits.

Chaque ville américaine a son rap à lui et ses artistes indispensables. Ce n’est plus seulement les capitales traditionnelles, New-York, Los Angeles, Philadelphie ou Oakland, ni même les grandes villes du Sud, Atlanta, Houston, Miami, Memphis et la Nouvelle-Orléans. C’est aussi Chicago, Seattle, etc.

Tous les genres ont droit de cité, du plus gangsta au plus adulte et au plus responsable. Certains rappeurs font des trucs de folie, comme toute cette seconde vague trap music bizarre, ces enfants de Gucci Mane que sont Young Thug, Young Scooter, PeeWee Longway, Rich Homie Quan et d’autres. Pour moi, on a vécu depuis, disons 2009, une période d’intérêt égal à celle de l’âge classique du hip-hop, de 1992 à 1996. J’espère qu’on en sorte le plus tard possible.

Autour de l’année 2000 tu écrivais sur le rap indépendant dans les sites POPnews, Nu Skool et Hip-Hop Section, des sites qui ont marqué les fans francophones de cette musique dont on parlait peu ailleurs. Quand et comment as-tu décidé d’écrire sur le rap.

Je suis comme le rap indé, un enfant d’Internet. J’aimais la musique, j’aimais écrire, et Internet est arrivé à point pour que rendre mes textes visibles. C’était parfait, pour moi qui n’avais aucune relation dans la presse musicale. J’ai créé mon premier site en 1997 (ma première chronique portait sur Wu-Tang Forever !), et j’ai été repéré avec quelques autres par Stephen Schotte, qui allait fonder POPnews, en 1998.

C’était un site de pop / rock, et à cette époque j’écoutais surtout du rap. Alors, en parallèle, j’ai fondé Nu Skool pour parler de cette musique, et surtout de cette vague hip-hop indé que je découvrais, et qui n’était quasiment visible que sur Internet (la presse papier ne parlait que de Company Flow et de Jurassic 5, elle ignorait quasiment tous les autres). Je me suis fait un petit public, et certains fans se sont joints à moi pour écrire eux aussi sur le rap indé. Nu Skool est alors devenu une sous-division de POPnews, sa section hip-hop, d’où le nom (très moche) de Hip-Hop Section, qui est devenu un site à part entière, distinct de POPnews, en 2000.

Comment et pourquoi l’aventure Hip-Hop Section a-t-elle pris fin ?

Hip-Hop Section a bien marché, j’en ai été le premier surpris. On parlait d’artistes qui n’étaient traités nulle part ailleurs, on avait un vrai point de vue sur le rap. On bousculait un peu toutes les idées reçues des fans hardcore de rap, on challengeait leurs préjugés et leur paresse intellectuelle. C’était chouette, j’ai adoré ce rôle de titilleur. Mais j’ai fermé le site en 2003.

Plusieurs raisons à cela. La principale, c’est que l’engouement pour le rap indé commençait à décroître. Certains rédacteurs étaient moins motivés, d’autres voulaient défendre des points de vue auxquels je ne souscrivais pas. Mais ce qui m’a tué le plus, c’est le boulot que ça représentait. C’était monstrueux, il fallait gérer des contacts avec les labels, les artistes, les membres de la rédaction (lesquels se tiraient parfois dans les pattes), et même le lectorat. Ca commençait à empiéter sur mon "vrai" boulot, des gens m’appelaient sur mon lieu de travail, je voulais surveiller en temps direct ce qui se disait sur mon forum. Au bout d’un moment, j’en ai eu marre, ça n’était plus gérable.

Quand s’est faite ta rencontre avec le rap ? Quel a été l’album qui t’a fait tomber dedans ? Et plus particulièrement dans le rap indé ?

Ayant grandi dans les années 80, j’ai plus ou moins rencontré le rap dès le début, mais je ne suis pas tombé tout de suite amoureux. J’avais de la sympathie pour lui, mais pas de l’engouement. Etant plutôt fan de rock, j’écoutais les artistes dont la critique rock disait du bien, Public Enemy, De La Soul, Tribe, etc. Et puis le Wu-Tang Clan a tout changé. Quand ce groupe est arrivé, j’ai eu le coup de foudre, je n’ai jamais rien aimé à ce point, ils m’ont converti. Quant à l’album qui m’a fait tomber dans le rap indé, c’est tout simplement le Funcrusher Plus de Company Flow, que j’avais découvert justement parce qu’on m’avait vanté du Wu-Tang Clan puissance 10, côté noirceur et bizarrerie.

L’ombre du Wu-Tang Clan semble planer sur le livre, tu les présentes d’ailleurs comme étant parmi les précurseurs de la vague indé, aussi bien économiquement, qu’esthétiquement.

Tout à fait. Esthétiquement, ils ont été précurseurs du côté bizarre et crade que l’on retrouve dans le rap indé, de ce côté presque expérimental qui défie les formats habituels (le Wu-Tang savait faire des tubes sans qu’il y ait le moindre refrain, avec juste tout pleins de rappeurs qui crachaient leurs couplets à tour de rôle, c’est rare). Economiquement, le RZA, le chef d’orchestre du Clan, a été le premier à vouloir aussi clairement cesser d’être entubé par l’industrie du disque et être son propre manager, son entrepreneur. C’est visible par les contrats séparés qui ont été négociés pour les différents membres du groupe, mais aussi dans les paroles, comme avec le projet annexe du RZA au sein de Gravediggaz, qui est aussi une énorme charge anti-labels établis. Là où il diffère, c’est que le Clan n’avait rien contre le succès, le grand public, il n’était pas dans le "pour vivre heureux, vivons cachés" de certains indés. Ils voulaient bien faire du R&B avec Mary J. Blige et Mariah Carey.

Sur ton blog, Fake For Real, tu sembles suivre de prés l’état de la critique musicale consacrée au rap, ainsi que celui de la recherche universitaire sur le sujet, notamment via des chroniques de livres. Tu fais souvent le reproche à cette critique, de parler plus de sociologie que de musique, ou encore de ne pas prendre suffisamment au sérieux le virage qu’a pris le genre après 2000. Où en est-on en 2014 ?

Les livres ont toujours un temps de retard. C’est normal, il faut du recul, un public établi, etc. pour parler de quelque chose. Il est donc assez normal que les décennies 2000 et 2010 soient très peu traitées dans la littérature sur le rap. Mais en même temps, c’est regrettable, parce que ces années ont été également excitantes et très riches. J’ai essayé de combler ce vide avec mon précédent livre (et avec le nouveau encore plus !), même si, cette histoire étant assez fraiche, j’ai dû prendre des risques dans mes choix, dans mes commentaires, dans mes partis-pris. Aujourd’hui, d’ailleurs, recul et perspective aidant, je réécrirais certaines choses autrement.

Concernant l’autre point, sur la façon dont on écrit sur le rap, je remarque qu’on en parle tout de même de plus en plus comme d’une musique, et non plus seulement comme d’un phénomène sociologique. Il y a des bouquins comme ceux de Christian Béthune en France qui cherchent à approcher le rap comme un objet esthétique. Il y a aussi ceux d’Adam Bradley et de Paul Edwards aux Etats-Unis, qui se sont intéressés aux techniques du rap.

Je préfère ces livres, car j’écoute moi-même le rap en tant que fan, pas en tant que militant. Mais en même temps, je suis partagé. Le jour où le rap ne sera plus qu’un objet esthétique, qu’il n’y aura plus toutes ces polémiques et tout cet arrière-plan social derrière, quand les rappeurs n’intéresseront plus les gens que pour leur musique, et non plus pour leurs frasques, c’est aussi, sans doute, le jour où il sera mort. Rien de plus détestable que l’art pour l’art.

Quels seraient les livres sur le hip-hop qui te semblent incontournables ?

La littérature sur le rap est très imparfaite. Il y a des ouvrages de références, le Rap Attack de David Toop, qui est sorti dès les années 80, et a été réédité plusieurs fois depuis. Celui de Skiz Fernando, futur grand acteur du rap indé avec le label Wordsound , The New Beats, qui date du milieu des années 90. Hip-Hop America aussi, celui de Nelson George, le critique historique du hip-hop, qui en a parlé dès les années 70. Et puis le Can’t Stop Won’t Stop de Jeff Chang, un autre activiste indé, qui a cofondé le label Solesides de DJ Shadow. Tous ces livres sont solides, mais ils ont tous deux gros défauts : ils sont anciens, ou s’arrêtent assez tôt dans l’histoire du hip-hop, ne traitant jamais des années 2000 ou 2010 ; et ils sont très centrés sur le berceau du rap, New-York (et un peu sur la Californie), ignorant, négligeant ou méprisant la production immense du reste des Etats-Unis.

Pour équilibrer, il faut lire les deux ouvrages de référence sur le Sud des Etats-Unis, qui s’est mis à dominer le rap à partir de 2000 : Dirty South de Ben Westhoff, un peu trop journalistique mais agréable à lire ; et surtout Third Coast de Roni Sarig. Ce dernier s’arrête un peu tôt, en 2007, mais il est très fouillé, et remet en cause l’histoire officielle du hip-hop, proclamant que ses vraies racines étaient au Sud, et qu’il est normal que le rap soit finalement revenu dans cette région.

Ces deux livres, malheureusement, n’ont je crois pas été traduits en français. D’où l’intérêt de se pencher sur les livres des francophones, ceux de Cachin, de Blondeau et Hanak, et les miens ☺

Merci ^^

On a demandé à Sylvain Bertot de nous faire une sélection de titres emblématiques de cette période. En résulte une mixtape de 12 morceaux essentiels à écouter par ici :
 Le Rap Indépendant mixtape.


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