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Focus

Jee Van Cleef

De l’Alpha à l’Omega

Crem. & Dirt Noze & Tibo BRTZ, le 23 février 2022

Avec plus de trente ans d’expérience dans le Rap, Jee Van Cleef a eu l’occasion de s’essayer, à peu près, à tout ce qui touche à cette musique. D’un bout à l’autre de la chaîne, de l’écriture au mastering, ce parcours fait de lui un personnage plutôt singulier dans le paysage français.

Enfant de la fin des seventies, Jee grandit à Toulouse au sein d’un foyer mélomane. Soul et Pop du côté maternel, plutôt Rock pour son père. Puis c’est le Hard Rock et le Heavy Metal, découvertes qui balaient la bouillie radiophonique des années 80, qui ne quittent plus son poste cassette. Cependant cette énergie seule le comble de moins en moins, un besoin de paroles avec du fond, de thématiques se fait sentir à l’adolescence... Avec Jee Van Cleef pour un retour vers le passé dédié à la mémoire de son père.


Le rap, ça arrive quand pour toi ?

Fin 89, début 90. Je suis au collège et un beau jour un pote nommé Xavier ramène une VHS avec écrit "Rapline" dessus. Il m’explique qu’il n’a pas kiffé grand chose dessus mais que ça me plaira peut-être. Je rentre, je lance la lecture, et je tombe très rapidement sur le clip de Brothers Gonna Work it Out de Public Enemy. Et là je pète un câble. Direct. Il y avait tout dedans. L’énergie frontale du Heavy Metal, l’image ultra-travaillée, ce groupe charismatique à mort... Ils dégageaient un truc de fou. Cet instru à base de riff de guitare complètement fâché. Puis le texte. C’est pertinent, couillu, ça va droit au but. Et surtout, c’est concret. A partir de là, je me dis : ’’Ok, ça c’est trop fort’’. Ca m’a subjugué, ça s’est fait en quelques jours quoi. C’est le plus grand tournant, musicalement parlant, de mon existence. Je deviens complètement accro. Je me rappelle avoir repris un abonnement à la bibliothèque locale pour aller éplucher tous les magazines et ouvrages musicaux qui pouvaient traiter du Rap, j’écume la bande FM pour essayer de trouver des radios qui en jouent. Puis l’étape suivante, logiquement, c’est d’aller chercher les disques. Et là dis toi, on est à l’époque où à Toulouse, il y a zéro import. Je me pointais à la Fnac en 91, je demandais Tim Dog ou les Geto Boys, on me répondait que ça n’existait pas. C’était le désert total.

Quels-sont les groupes marquants à cette époque ?

Au moment où je prends le train du Rap, c’est déjà Public Enemy. T’as NWA aussi qui font énormément de bruit. A Tribe Called Quest, De La Soul pour le côté un peu plus cool, que tu peux presque faire écouter à tes parents. EPMD aussi. Je me rappelle que c’est un des premiers groupes de Rap dont ma mère ne m’a pas demandé de stopper la cassette avant la fin de l’écoute, c’était bon signe.

Tu te débrouilles comment pour savoir ce qui sort ? Les magazines de la bibliothèqe ?

Il y avait plein de sources, mais c’était un travail de fourmi, les gamins qui ont grandi avec Internet ne peuvent pas réaliser à quel point on était baisés de Rap pour aller chercher toutes ces infos. Il y avait donc la presse en effet, je me rappelle d’un hors série du magazine Best en 1990, et au début il y avait une carte des USA avec plein de groupes classés via leurs patelins respectifs. Donc je mémorise la liste de groupes et ça me faisait déjà de bonnes pistes. Un autre truc super pratique, mais pour cela il fallait écouter Public Enemy, c’était les listes de dédicaces de Chuck D dans les livrets. Il mettait des dizaines et des dizaines de blazes, parfois même il les rangeait par régions, c’était génial. Donc pareil, travail de mémorisation pour commencer à aller fouiller dans les bacs à disques du coin et savoir sur quels artistes se focaliser.

Quand est-ce que tu décides de passer à l’action ? De rapper ?

Le passage d’auditeur à humble rappeur, bizarrement il se fait assez rapidement. J’avais un magnéto double cassette chez mes grands parents, et j’avais vite capté que pleins de groupes laissaient trainer des breaks sur leurs instrus. Du coup, je me faisais des pause-tapes. J’ai appris des années après que plein de gens faisaient ça, des mecs comme Q-Tip par exemple, c’est ouf. Je remplissais des TDK de 90 minutes en refaisant des boucles à la main, et à force de les écouter, l’idée a germé de me mettre à gratter et raconter mes petites conneries sur ces instrus. Cela devrait être à la fin de l’année 1990 grosso modo. Un truc qui m’a aidé/motivé à ce moment là je pense, c’est l’arrivée des premiers albums de Rap Français.

T’as des potes qui sont autant bousillés que toi ?

A l’époque, j’essaye de sensibiliser mes potes de classe, certains se mettent à en écouter vite fait. Mais je sens qu’ils n’ont pas cette passion, pour eux c’est juste le truc du moment et ils passeront vite à autre chose. Je me rappelle même de discussions en arrivant au lycée, on est en 1992, où on me disait : "Mais c’est mort le Rap, c’est ringard, faut que tu passes à autre chose". C’était quand même super frustrant, parce que j’ai toujours adoré partager la musique justement, et là j’avais personne avec qui en écouter et échanger. Et du coup, personne non plus avec qui pratiquer et créér des morceaux. C’était des années très solitaires pour moi. Mais malgré tout, je tiens bon.

Tu continues toujours à rapper et à faire des K7 de breakbeat ? T’essaies de t’enregistrer ?

A ce moment là, maquetter c’est encore mission impossible. J’ai pas de ronds pour acheter du matériel, je connais personne qui en a, une journée en studio ça coûte un rein etc. Donc je me trimballe avec mes cassettes d’instrus bricolées, je me fais même des pochettes et tout, mais malheureusement je n’ai jamais enregistré aucun des textes de cette époque. Ils n’existent que dans mes vagues souvenirs et dans les cahiers de textes sur lesquels je retombe parfois en fouillant dans le garage de mes parents.

Et au lycée pendant ce temps, ça se passe comment ?

Le lycée, c’est une catastrophe pour ma scolarité. Je passe mes journées entières à gratter des textes. Je dois redoubler ma Seconde, et là une décision assez importante est prise par mes parents. Ils décident de me faire intégrer un lycée en plein centre ville. Un jour, je me fais chier entre midi et deux et je décide de pousser la porte du foyer et là je remarque un mec en train de griffoner sur un carnet. Et je capte que c’est des noms de groupes de Rap. Je m’asseoie à sa table et il me regarde de travers. Il pensait que je me foutais de sa gueule quand je lui ai dit que moi aussi j’écoutais du Rap. Il m’a fait passer un véritable entretien d’embauche. Il me montrait un blaze en me disant : "Cite moi un album ?". J’ai répondu à toutes les questions, il a craqué ! Le gars s’appelait Satir, et à partir de là on est devenus amis. On a fini par sortir un fanzine ensemble qui s’appelait Check It en 1993/1994. Ensuite on a fait de la radio sur Campus Toulouse pendant plusieurs années.

L’émission s’appelle comment sur Campus ?

Tuluz Crackers

C’est quoi le concept ? Faire écouter des nouveautés ? US et FR ?

On y joue principalement du Rap US, et comme on a des contacts avec la scène locale et que la radio est un lieu de passage assez incontournable à ce moment là, on ouvre assez régulièrement le micro à de jeunes artistes pour des interviews et des freestyles. On a été la première émission à diffuser des maquettes de la Fonky Family à Toulouse, un proche du groupe nous les ramenait. C’était bien avant qu’Akhenaton ne les signe. Plutôt cool. Et c’est surtout par le biais de l’émission que je rencontre un trio de gamins, un chouïa plus jeunes que moi, qui rappent vraiment bien, et avec lesquels on décide de monter un crew : L’Armée Des Ombres.

L’Armée Des Ombres c’est qui ?

Lyor (aujourd’hui connu dans le milieu du Slam à Paris), Kafri (qui deviendra ensuite membre du duo Ed & Enz), K-Lash (un pote Portoricain avec une voix incroyable) et moi-même Jee. K-Lash étant un flemmard de compétition, on finit par se séparer de lui et on enregistre plusieurs maquettes entre 96 et 98. Les premiers temps on a un pote qui nous file des prods, mais c’est compliqué.

C’est à ce moment là que tu commences la prod ?

Ouais. J’utilise l’argent prévu pour mon permis dans l’achat d’une MPC 2000. Je rentre de la fac, je bouffe à peine, j’allume la machine vers 21h et je l’éteins vers 5/6h du mat’. Et rebelote comme ça tous les jours de la semaine. Je pèse 45 kilos, j’ai le teint blafard, mais je m’éclate.

Tu samples quoi au début ? C’est qui tes modèles à l’époque ?

Je suis dans une telle boulimie de découverte que je sample absolument tout et n’importe quoi. La discothèque entière de mes parents y passe. Je me rappelle même avoir torché une prod avec un sample de Patricia Kaas. Quand j’y repense, ça me fait mourir de rire. Dans ma tête j’ai grave envie d’être le nouveau Premier ou Pete Rock, sauf que je suis à des années lumière de leur talent.

Tu produis uniquement pour vous ?

Oui je produis seulement pour mon groupe à ce moment là. Jusqu’au jour où DJ Fab (paix à son âme), un old-timer toulousain qui vit à 200m de la fac, commence à me présenter les artistes qui passent chez lui enregistrer. C’est comme ça que je me retrouve à placer mes premières instrus sur un disque ; le EP d’El Hadji Malik sorti fin 98.

Et avec L’Armée des Ombres, vous faites des concerts ? Vous rencontrez d’autres rappeurs et DJ ?

Le groupe se désagrège à ce moment là, on se côtoie de moins en moins. Kafri me suit, même si j’ai rien de bien défini à lui proposer à cette période là. On se branche avec deux autres groupes qu’on a connus par Fab, Ghin-Su et Les Parias. Grosse émulation, ça rappe véner. Il y a un côté new school parfois même avant-gardiste qui me botte vraiment. On décide de monter un collectif qu’on appelle L’Oeil Du Cyclone. On tombe sur un plan studio pas trop reuch. Du coup, on part maquetter huit morceaux et on bombarde les magazines avec notre démo. On monte même sur Paris pour la faire écouter.

Vous êtes combien dans ce collectif ? Quelles-sont vos influences ?

On est Sept. Adil (rappeur), Lucas (rappeur), Orserye (rappeur), Falgas (rappeur), Kafri (rappeur), Kunzu (DJ) et moi (rappeur & prodo). Niveau influences on est très Lootpack, Company Flow, Kool Keith etc.

On est en quelle année ? Ça donne quoi toutes ces demarches ?

On est en 1998. Quelques boîtes nous proposent des contrats de distribution. Nous on cherche plutôt un contrat d’artiste ou de production, mais personne ne nous le propose, donc on se démotive un peu. C’est dommage parce que la demo ne laisse généralement personne insensible.

C’est quoi le plan maintenant alors ? Vu que la démo n’a pas fonctionné.

Via la demo je capte que les gens apprécient mes prods, on demandent souvent qui a fait les instrus quand on fait écouter nos morceaux à Paris. On rencontre DJ Boudj de Sniper qui se met en tête de me faire placer des sons sur leur futur album. On va au studio Black Door, on rencontre l’équipe de Desh. Aketo est là avec Blacko. On écoute des titres de l’album. Et bien évidemment je fais ma tête de con. Boudj me demande d’envoyer trois instrus sur une DAT. J’envoie trois prods à la Company Flow, pas du tout la couleur musicale de Sniper, mais du haut de ma bêtise je me dis que ça peut passer. Sauf que ça passe pas du tout. Mais ça me sert de leçon. C’est le moment aussi où L’Oeil du Cyclone se sépare. Je me retrouve avec Kafri, Orserye et Kunzu. On ajoute un nouveau larron à l’équipe, DJ King Size, et on forme le groupe Profil Bas. On est fin 99/début 2000. Comme on a très envie de sortir un maxi mais qu’il nous faut un cadre légal pour la paperasse, on monte le label associatif Find A Way, et on lâche notre premier maxi en 2000 Rappeurs de Bazar / Tic de Rap. Je déteste ce disque. Les galères s’accumulent. On enregistre une première version au studio Polygone près de Toulouse qui nous coûte un bras. L’ingé son décide de mixer à sa sauce, ça nous plait pas du tout. On se barre en laissant les bandes. On repart chez le mec au home studio où on enregistrait les demos de L’Oeil du Cyclone. On se dit qu’avec un bon mix ça pourra faire illusion, sauf que l’ingé n’a jamais mixé un morceau de sa vie... Tout ce qu’on entend est une mise à plat, et les instrus c’est mes mixs en sortie de MPC. Une catastrophe.

Là encore vous démarchez avec ce Maxi ?

Non. Comme on vient de monter notre petit embryon de structure, on se prend plus la tête avec ces histoires de démarches. On se fixe alors l’objectif d’enregistrer une mixtape pour présenter le label. Au final ça deviendra la compilation Sur La Route sortie en 2001. Je produis la moitié des morceaux. C’est sur ce projet qu’il y a le morceau Pourquoi Pas ! de Sir Doum’s. Petite anecdote, il est passé une première fois écouter des prods puis est reparti avec trois instrus sur une cassette. Il est repassé trois jours plus tard avec le morceau complet prêt à être enregistré. Très fort et super humble comme mec.

Quand est-ce que tu arrêtes de rapper ?

Je dirais vers 2003, quand je quitte Find A Way. Ca ne se fait pas d’un coup, c’est progressif. Mais je préfère de plus en plus me focaliser sur la prod et la composition, parce qu’au bout de quelques années je commence à avoir envie de moins sampler et de pouvoir laisser sortir mes influences South et West. Même si au final je n’ai jamais croisé beaucoup d’artistes prêts à me suivre dans cette direction. A mon grand regret...

C’est à ce moment que tu rencontres Kohndo ?

Kohndo, je le rencontre très tôt dans mon parcours en fait. Fin 99 on est sur Paris avec l’équipe de Find A Way. Orserye est ami avec un rappeur lyonnais qui s’appelle Gas (Herman) et qui fait partie du collectif La Medina, dont vient entre autre Kesto. Et il se trouve que Gas est super proche de Kohndo. Nous, on a été traumatisés par La Cliqua, donc forcément le jour où Orserye nous sort : "On a rdv au pont de Sèvre chez Koh ", on est comme des dingues. Le mec nous a super bien reçus, on a eu la chance de croiser aussi ce jour là Fredy K (paix à son âme). On a beaucoup discuté, je lui ai fait écouter des prods... Après ça, je ne saurais pas te dire pourquoi, mais il y a un vrai lien qui se créé entre Kohndo et moi. On se met à passer des heures au téléphone, il me fait écouter ses nouveaux couplets, je lui fais écouter mes prods etc. Puis arrive le jour où il prépare son EP Jungle Boogie et il me dit : "Tu fais comme tu le sens mais je ne sortirai pas ce disque sans une prod de toi dessus". Il est très doué pour mettre des coups de pression. A partir de là l’amitié qu’on a bâti va aussi devenir une relation de travail, puisque je vais être présent sur tout ce qu’il sortira jusqu’à Deux Pieds sur Terre / Stick To Ground en 2006.

Donc début des années 2000 tu quittes la structure que tu as co-créé. Tu fais des prods uniquement pour Kohndo ou tu collabores avec d’autres personnes ?

Je me focalise alors sur Kohndo et je réalise avec lui ses deux premiers albums. En parallèle se monte Ed & Enz, l’association de Kafri, désormais Ed, avec Enz, un rappeur de Tarbes qui faisait auparavant partie d’un band Jazz/Rap. Je leur fais quelques prods.

Ed & Enz font quoi comme style ?

C’est ce Rap qui n’est ni caillera ni conscient avec pas mal de story telling, beaucoup d’humour et d’auto-dérision. Sérieux sans se prendre au sérieux, comme j’aime à le dire.

L’essentiel de ton travail se retrouve donc sur les projets de Kohndo...

Exact. Et comme Kohndo aime bien bosser en équipe, on monte un groupe qu’on nomme Heart Click. On décide alors d’enregistrer un 12 titres produit à parts égales par lui, Yvon Cashmeer et moi-même, juste après la sortie de l’album Tout est Ecrit. Au micro on y retrouvait Kohndo, Specko (anciennement dans La Umma), Gas et moi, vu qu’à cette époque j’ai encore envie de rapper. L’album existe en version instru, mais avec les aléas de la vie on ne l’a finalement jamais enregistré.

Donc là tout tombe à l’eau ?

Oui et non puisque le nom Heart Click reste, et devient un collectif avec une douzaine de membres dont DJ Kozi (R.I.P.), et Ed & Enz. Là encore grosse émulation au sein du collectif, ça maquette dans tous les sens en permanence. Sauf qu’on a pas tous le même âge, les mêmes aspirations et surtout pas toujours les mêmes goûts. Le Boom Bap Jazzy ça fait partie des choses que j’aime, mais quand je ramène des prods au synthé façon Rick Rock les mecs tirent la gueule. Et petit à petit, j’avoue que ça finit par me gonfler.

On est en quelle année là ? Toujours 2003 ?

Oui. D’ailleurs un petit évènement se produit autour d’Ed & Enz cette année-là. A l’époque je suis pote avec Céhashi, le cousin de Taipan, qui lui-même est pote avec un certain Alexis, interne chez Small/Sony. Et un beau jour il m’appelle. Il m’explique qu’il aime bien ce que je fais, que Sony est en train de monter un radio crochet Rap avec Skyrock et qu’il y a moyen qu’Ed & Enz fassent partie de l’aventure, seulement si c’est bien moi qui les produit.

C’est quoi ce truc avec Skyrock ?

L’opération Max De 109. C’est ce qui permettra à La Fouine d’être révélé aux yeux du grand public et de par la suite signer chez Sony.

Et ça se passe comment ?

Une compil : 109 Rap & RnB. Le deal c’est qu’on signe avec Sony pour enregistrer trois morceaux avec eux, plus option pour une éventuelle suite. Et là ça part en couille rapido. Un jour Kafri m’appelle surexcité en me disant qu’ils sont pris sur la compil. Puis une semaine passe, zéro news... Je sens l’embrouille arriver. DJ Kost, qui réalise la compil, veut absolument placer un maximum de prods. Il retourne le cerveau de Kafri, et l’autre décide de le suivre. Enz pète un plomb. Il m’appelle en me disant qu’il ne veut pas participer à cette masquarade et qu’il ne comprend plus les réactions de son pote. J’ai une explication un peu tendue avec Kafri, je lui fais bien comprendre que c’est la première et dernière fois que je passe l’éponge, et me voilà parti à Paris... Malheureusement pour moi, le temps pressant, Nabil d’Harcèlement Textuel avait ramené des prods et ils avaient déjà posé deux morceaux avec lui. De trois prods je passe à une seule... Mais pas grave, ça m’a filé la rage. J’ai dégaine une prod bien cainri à la Joe Budden de l’époque, et Nicolas Nardone a validé direct.

Là tu te retrouves solo. Quand est-ce que tu rencontres Madizm ?

A peu près à cette période.

Comment se fait la connexion ?

Sur le forum de l’Abcdr. Au début personne ne sait qui c’est. Il vient en scred, il raconte des histoires de sessions studio avec des ingés sons cainris, des histoires de bicrave de samples etc. Tout le monde le prend pour un mytho jusqu’au jour où il nous avoue qui il est. Et si t’as déjà croisé Izm sur le net, tu sais à quel point il aime bien piquer les gens pour voir ce qu’ils ont dans le bide. Et comme on a tous les deux de fortes personnalités, forcément ça fait assez rapidement des étincelles... Et je finis par l’insulter. Une semaine plus tard il m’envoie un message privé du genre : "J’ai écouté des trucs à toi, j’aimerais bien qu’on parle". On fait une visio sur MSN, il commence à me raconter qu’il est en train de quitter IV My People pour monter une boite de prod nommée 707 Team, et qu’il veut me recruter. Il m’invite à le rencontrer sur Paris. Et là on se lie très vite d’amitié et on décide de taffer ensemble.

Vous faites quoi ? Vous produisez un artiste ?

Les premiers temps l’idée est de monter un pool de beatmakers pour pouvoir soulager un peu Izm et surtout proposer un panel de prods le plus riche possible. 707 Team sort quelques artistes (Alcide H, Merlin), il y a des collabs avec des grands noms comme Obispo qui co-produit Ze Pequeño (du reggaeton), Nubi arrive aussi à ce moment-là, mais très vite le projet Black Mamba se profile et va nous occuper pendant quelques années.

Qui vous approche pour ce projet ?

Nicolas Nardone et Vrej Minassian il me semble. Deux vieux de la vieille de l’industrie du disque. Ils nous informent qu’un certain Sebastian Lombardo vient de monter une petite boite nommée Song Song, dont le but est de vendre des sonneries de téléphone. Sebastian vit entre la France et les USA, il capte que ce marché se développe à vitesse grand V chez les cainris et il décide d’exporter le concept en France.

C’est quoi l’idée ?

Un concept où la musique deviendrait un produit d’appel à la fois pour des produits dérivés mais également pour un réseau communautaire façon Second Life. Avoir différents produits qui se regroupent pour promouvoir le même univers. La création de cet univers, des personnages, l’importance de l’aspect musical, ça va se préciser avec l’implication de Sear (Get Busy) puis de 707 Team.

Vous decidez donc de faire ce titre hybride Rap/Ragga/Rn’B...

Pas tout de suite. Il y a une gestation de deux ans avant qu’on ne sorte le premier single. Au départ, Black Mamba, c’est juste des sonneries, puis ensuite le concept s’étoffe. Il faut donc enregistrer des morceaux, et le label prospecte auprès de ses artistes. Kossity a failli participer, Disiz était sur la toute première version. On a dû enregistrer une bonne vingtaine de titres peut-être, pour finalement ne rien garder et recommencer de zéro. Dorénavant l’idée était d’avoir des rookies, ou en tout cas des inconnus pour le grand public, qui pouvaient, dans une certaine mesure, rappeler des artistes déjà en place. Des gamins étaient persuadés que Booba ou Rim’K étaient dans Black Mamba. C’était drôle.

Et, tu peux l’avouer maintenant, toi même tu étais un des perso du groupe n’est-ce pas ?

J’étais venu juste pour placer des instrus jusqu’au jour où Nardone décide que Disiz ne joue pas le marseillais comme il le voudrait. Il se tourne vers moi et me fait : "T’es du sud Jee, c’est ça ? ". J’ai répondu : ’’oui’’, et sans trop me laisser le temps de réfléchir, il me dit que je vais interpréter le personnage du rappeur marseillais. Il savait que je rappais, mais il ne m’avait jamais entendu. Je ne sais même pas pourquoi il m’a fait confiance à ce point. Stor-K (proche de D-Abuz System) était aussi de l’aventure. Super gars, je ne sais pas trop ce qu’il fait aujourd’hui mais j’espère qu’il va bien.

As-tu été surpris par l’engouement autour du titre, dès sa sortie ?

Complètement. Déjà, la première fois que j’entends le morceau c’est en voiture sur Skyrock. Je ne percute même pas immédiatement que c’est nous d’ailleurs. Je ne regarde pas la télé, donc je ne sais même pas que le clip tourne. Je me retrouve un soir chez des potes, ils mettent Trace TV, on est dans le Top 3 entre Timbaland et Snoop... J’hallucine.

Est-ce qu’on peut dire que Ghetto Millionnaire est la dernière trace de Jee en tant que rappeur ?

Assez ironiquement, oui. C’est mon couplet le plus célèbre alors que c’est celui qui me ressemble le moins.

A ce moment là "fini le coup du larfeuille oublié" ? Ca a dû t’aider à mettre du beurre dans les épinards ?

Et bien écoute oui, puisque la première fois que j’ai été imposable de ma vie c’était à cause de la Sacem de Ghetto Millionnaire. Tu passes de virements de deux à quatre chiffres d’un coup, tu comprends pas ce qui t’arrives. Un des trucs que j’ai adoré à cette période, c’était l’environnement de travail. On avait un studio dans une pépinière d’entreprises située dans le XVIIème, à côté des locaux de Yahoo France et en face de ceux d’Endemol. Tu te posais bouffer ta pizza, Mouss Diouf venait te dire bonjour, c’était surréaliste par moments... Et comme on avait les clés on faisait Black Mamba la journée et la nuit Izm calait des sessions avec d’autres artistes. C’est là que j’ai pu croiser Kossity, Disiz, Mac Tyer etc.

Comment se termine l’aventure Black Mamba ? Pourquoi pas d’album concept ? Ou au moins un deuxième single ?

C’est parti en couille après le succès du single. On en avait un deuxième de prêt et qui était encore plus réussi, à mon humble avis. Avec un clip façon Pixar. La partie administrative de l’équipe a eu la folie des grandeurs... Ils ont pris des locaux plus grands dans un autre quartier, ils ont décidé de rameuter un staff de gens sortis d’écoles de commerce... Sauf que la cohabitation ne s’est pas bien passée du tout. Je passais parfois plus d’un mois sur Paris en studio à mes frais, hormis la chambre d’hôtel qui était défrayée. Je me rappelle que Vrej a eu tellement honte qu’on soit si mal traités, qu’il a carrément retiré de la thune de son propre compte pour qu’on puisse s’acheter à bouffer. C’était n’importe quoi, et ça a fini par pourrir l’ambiance et démotiver les artistes. Puis mon taf de bureau m’apportait une sécurité que je n’avais pas avec la musique, donc au fil du temps j’en suis arrivé à perdre toute velléité de carrière et à me dire que ce ne serait pas si mal de redonner à la musique son rôle de passion sans chercher à en vivre... Au final, on a un paquet de titres qui existent mais que le public n’a jamais entendu. On en discute d’ailleurs avec Madizm et on aimerait bien trouver un moyen de sortir ça tout en restant dans les clous contractuellement parlant.

Mais pendant tout ce temps tu es uniquement focus sur Black Mamba ou tu produis aussi un peu pour d’autres ?

707 Team avaient signé Donya, une proche du Secteur Ä dont le précédent album avait été réalisé par Calbo, du coup je me suis retrouvé à placer une prod pour elle. Il y a aussi eu Smoker & Endo sur une compil de Goldfingers, une collab avec Taïpan sur son premier album, un morceau sur l’album avorté de Cici (Collaboratrice régulière de Sniper, drivée par Chico l’ex-manager de Doc Gynéco). Black Mamba mobilisait beaucoup de temps et d’énergie, mais c’était important pour moi de garder un peu de liberté en allant taffer sur d’autres projets.

Et à la fin du projet Black Mamba tu continues auprès de Madizm ?

Le moment où Black Mamba tombe à l’eau coïncide avec une période de ma vie un peu compliquée, et je m’éloigne presque totalement de la musique. J’achète quasiment plus de disques, j’allume jamais mes machines, je suis célibataire et je décide d’en profiter à fond. Il y a un bouquin de Raphaële Billetdoux qui s’appelle Mes nuits sont plus belles que vos jours et à ce moment là c’est exactement à ça que ressemble ma vie. Alors forcément je perds quelques contacts et quelques opportunités dans la musique, parce que ça ne m’intéresse plus tellement, mais les vrais amis comme Izm ou Kohndo restent. Et petit à petit, je disparais du circuit. Sans aigreur aucune. Je pense juste avoir vu ce que j’avais à voir dans ce milieu, et je réalise alors pleinement que je ne serai probablement jamais prêt à faire les concessions nécessaires pour mener une carrière fructueuse.

Tu redeviens juste auditeur. A quelles années correspond cette période ?

On est entre 2008 et 2011. Effectivement, je retrouve ce statut de "simple" auditeur, mais j’ai toujours Izm près de moi qui enchaine les prods, donc je continue malgré tout de vivre le truc par procuration grâce à lui. Il essaye de me motiver à intervalles réguliers, je produis un inédit pour un rappeur du Texas avec lequel il bosse, Johnny Ringo. On monte aussi le site Heat From The Corner, qui restera en ligne pendant un an, et on y publie une compilation de remixes produite par nos soins.

Tu rallumes quand même tes machines petit à petit...

Entre le moment où je me range un peu des voitures et celui où je m’y remets timidement, le visage du Rap a aussi beaucoup changé. Je me sens un peu rouillé. Il y a plein de nouveaux producteurs, de nouvelles sonorités, et je me trouve à la traine. Et de manière assez inattendue, c’est un groupe de rookies qui va m’offrir mon premier million de vues sur un clip avec une prod pas forcément dans la tendance du moment.

Le S-Crew.

Exactement. L’histoire est un peu rocambolesque. A la base, je discute beaucoup avec Alpha Wann, qui veut qu’on taffe ensemble. Je lui envoie des prods, mais finalement il ne garde rien. A côté, je suis aussi en contact avec Nekfeu, je l’ai au téléphone quelques fois. Super bon feeling. Ils envisagent de sortir une mixtape de L’Entourage vers 2011, et j’envoie à nouveau des instrus à Alpha et Fonky Flav. Puis plus de nouvelles. Leur buzz gonfle de fou, tout le monde veut les signer, je me fais une raison et je me dis que c’est mort.. Et un jour, à la fin de l’été 2012, je me promène sur le forum de l’Abcdr et je vois des posts où on me félicite pour un morceau dont le titre ne me dit rien du tout. Au début je me dis que c’est une erreur et que les types m’ont confondu avec quelqu’un d’autre, jusqu’au moment où je vois mon blaze sur la pochette de la mixtape Métamorphose du S-Crew. Dans la foulée, ils tournent le clip, on pète le million de vues en quelques mois... J’ai halluciné. L’effet Nekfeu, déjà à ce moment-là, c’était quelque chose d’assez incroyable. Du coup, merci à lui de s’être rappelé de mon existence. Et le clip en bonus c’était un chouette cadeau.

Que décides-tu de faire à ce moment là ?

Comme je le disais, j’ai laissé tombé la prod. Je rallume juste la MPC quand un pote insiste trop ou quand SwampDiggers me proposent un remix (!), mais c’est plus du tout assidu comme occupation. Je sens bien que j’ai encore des choses à apporter, humblement, à la musique mais je ne sais pas du tout de quelle manière. Début 2018, cela fait douze piges que je taffe dans la même boite, et les conditions de travail sont devenues tellement merdiques que je tombe en dépression. Alors je me dis que la musique pourrait être une chouette bouée... Je commence à bosser sur un projet d’émission radio et je décide, un peu sur un coup de tête, de proposer à Guilty de Katrina Squad qu’on la fasse ensemble. On s’est déjà rencontré car je l’avais interviewé avec B2 de l’Abcdr quelques années auparavant.

Quel est le concept de cette émission ?

En gros cela aurait été le monde du Rap vu par le prisme d’une boite de prod qui squatte les charts. Un truc que tu vois rarement. Généralement quand des noms du circuit font de la radio c’est que leur carrière est déjà plus ou moins en berne niveau médiatique. Tout est réuni pour que ça se fasse et que ce soit une réussite, sauf que... SCH. Katrina Squad et lui se sont remis à bosser ensemble, ils sont sur la conception de JVLIVS et ça leur bouffe littéralement tout leur temps.

C’est là que tu te mets au mastering alors ?

En fait le mastering j’en fais/bricole un peu dans mon coin, en mode hobby. Et je fais écouter ça de temps en temps à quelques potes du net. Notamment Thomas Stephansen, un norvégien qui est en contact avec pas mal d’artistes et de labels. Et Thomas sait que je traverse une passe super difficile, que le projet de radio est tombé à l’eau etc. Un beau jour il m’envoie un message en mode : "Jee, un mec à Baltimore a besoin de faire remasteriser une cassette pour la sortir en CD. C’est payé, et c’est toi qui va le faire." Sur le coup je me dis qu’il a pété un câble. Mais il me présente DJ Concrete, le DJ/producteur du crew Annexx Click, et je me retrouve à remasteriser l’album de son artiste K-Mack. Et le mec me paye avant même que je lui ai renvoyé le moindre morceau. Il m’envoie une dizaine de messages complètement surréalistes où il finit par me dire que j’ai le pouvoir de ressusciter les morts (sic).

Et quelle a été la suite de ces premières expériences ?

Une fois que ce disque est sorti, t’as un effet boule de neige complètement improbable qui s’est déclenché. J’ai Bob Lipitch le gérant de Chopped Herring, label historique sur le circuit des rééditions, qui vient me chercher pour taffer sur les démos des Killa Kidz, le groupe de Killa Sha. Il y a aussi mon pote P. Quest, un allemand qui aide à gérer le catalogue du défunt Tony D, qui me fait remasteriser l’album de Baby Chill, les belges de chez Back 2 Da Source me font bosser sur un Best-of du label Mass Vinyl, Hella Dope Records puis dernièrement Most Wanted Records font aussi appel à mes services. Et parmi tous ces gens, un dénommé Michel Mees qui a monté un chouette label nommé Hip-Hop Enterprise. Au fil du temps on devient bons potes et un jour il m’envoie un message : "Je voudrais monter un sous-label avec quelqu’un qui s’y connait niveau West & South, j’ai pensé à toi".

C’est avec lui que tu montes SouthWest Entreprise ?

Financièrement je n’investis rien. On a un deal tacite. J’ai un fixe pour chaque mastering et je suis également payé lorsque je négocie une signature. Quand il a fallu trouver un nom pour le label je me suis creusé la tête pendant trois jours, jusqu’au moment où j’ai eu l’illumination : SouthWest Enterprise ! Je lui envoie un message et il me répond : "Mec, tu ne vas pas me croire, j’étais en train d’en discuter avec ma femme et je lui ai sorti exactement le même nom". Il faut croire que c’était écrit.

Qu’est-ce qui te plaît le plus dans ce travail ?

J’adore quand c’est compliqué ! Quand tu réécoutes le rip plein de souffle et tout chétif qu’on t’as envoyé et que tu compares avec le coup de boost que tu lui as donné, c’est super gratifiant. Puis j’aime beaucoup la mentalité de ce milieu. La plupart de ces petits labels de rééditions sont en très bons termes et n’hésitent pas à collaborer entre eux dès qu’ils en ont l’occasion. Je pense à mes potes de chez Dust & Dope qui ont fait des joint releases avec Chopped Herring ou avec SouthWest Enterprise. Les gars préfèrent que tu signes un disque à leur place s’ils pensent que ça colle plus à ton catalogue... C’est un super état d’esprit.

Depuis tout à l’heure on parle de rééditions US mais récemment ton nom apparaît également sur quelques sorties françaises...

Depuis fin 2018 oui. C’est Izm qui m’a branché sur le Rap Français. On écoutait Falconia de Carson, je trouvais ça mortel, et il m’explique qu’il est content du mix et qu’il veut sortir l’album dans la semaine qui suit. Je lui demande où il veut faire masteriser, il me répond qu’il n’a pas le budget sur le coup. On a pas tergiversé longtemps... J’ai récupéré les fichiers wav et depuis je fais tous les masterings du label Double M. C’est mortel parce que j’aime aussi ces nouvelles sonorités, et Izm étant un des meilleurs producteurs dans le genre, c’est un vrai régal de se voir confier de la musique aussi puissante. Puis ça ouvre d’autres portes. Aketo était ravi de mon boulot sur M. Bourbier, du coup quand Norsacce a eu besoin d’un ingé mastering pour boucler Marathon il me l’a envoyé. J’ai fait le dernier Butter Bullets aussi, super album. Ils m’éclatent Dela et Sid, ils ont un côté savants fous un peu. Tu sens qu’ils aiment bien tester des nouvelles choses et triturer la matière sonore. J’espère qu’on aura l’occase de rebosser ensemble.

Je pense que je vais intituler l’interview "Jee Van Cleef : de l’Alpha à l’Omega", t’as vraiment touché à tout...

Je crois que le seul truc que je n’ai pas encore fait c’est passer l’aspi dans le studio.


Et comme on est consciencieux et sympa, Tibo vous a cuisiné ce mix fait de titres uniquement produits par Jee. Un panorama de ces trente dernières années et des différentes rencontres mentionnées dans cette interview.

Tracklist

01. L’Armée des Ombres - Le Diable au Fond de L’urne (1998)
02. Kohndo - Amour et Peines (2003)
03. Profil Bas - Find a Love (feat. Red) (2001)
04. El Hadji Malick - Le Destin Tragique (1998)
05. S-Crew - Métamorphoses (feat. Doum’s et Sango) (2012)
06. Kohndo - Jusqu’au Bout de La Nuit (2001)
07. Ed et Enz - L’odeur du Vinyl (2003)
08. Profil Bas - Tic de Rap (2000)
09. Kohndo - L’Antidote (2006)
10. Dadoo - Plein D’Blé (2001)
11. L’Oeil du Cyclone - Péril Jeune (1998)
12. Zekwé - Merco Benzo (Jee Van Cleef Remix) (2016)
13. Sir Doum’s - Pourquoi Pas ! (2001)

Illustrations : Dirt Noze


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