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Focus

Ronny J le producteur qui renverse Miami

Éloge de la saturation

JUP, le 14 mars 2018

A l’occasion de la sortie de son premier album OMGRONNY, retour sur les collaborations marquantes du producteur iconique de la nouvelle vague du rap floridien.

C’est l’histoire d’une tête brûlée qui débarque à Miami pour y prendre le pouvoir et vivre tous les excès du rêve américain. Ça vous rappelle quelque chose ? Le synopsis de L’Enfer du Dimanche bien sur, film narrant les tribulations de Willie Beamen, campé par Jamie Foxx, dans le monde du football américain. Faire de Miami son terrain de jeu, difficile de rêver mieux quand on a tout juste vingt ans. Une image qui trottait peut-être dans la tête de Ronald J. Spencer Jr en arrivant de son New Jersey natal sans idée précise de son futur. Une demi-décennie plus tard, Ronny J a mis la ville à ses pieds en devenant le producteur fétiche de la frange la plus turbulente du rap. Le 23 février dernier sortait OMGRONNY, son premier album en major. Une bonne occasion pour constater qu’au gré de ses collaborations marquantes et de son travail acharné, Ronny fut un des acteurs centraux de l’explosion de la nouvelle vague du rap floridien. Quand le destin d’un homme se mêle à celui d’une ville, cela donne toujours de belles histoires.

 Ecouter notre compilation Ronny J : Lost Files & Teamwork

Denzel Curry Ultimate / Date de sortie : 6 juin 2015

Comme beaucoup de producteurs américains Ronny a fait ses premières gammes dans les églises. Mais sa carrière ne débute véritablement que plus tard, grâce à une rencontre providentielle. Ou plutôt deux. Il y a d’abord Miami, où il s’expatrie dès la fin du lycée. Un peu par dépit, car tout lui semble préférable à la morosité du New Jersey. Il découvre une ville à l’énergie séduisante, même si les premiers temps sont difficiles. Les études supérieures coûtent cher, et Ronny ne connait pas grand monde en Floride. Il traîne ses savates sur les bancs de diverses universités, étudie un peu les sciences criminelles, avant d’atterrir à la Miami International University of Art & Design. Coup de pouce du destin, il y rencontre Denzel Rae Don Curry et sa bande. Un rappeur dont la notoriété locale toute relative est suffisante pour impressionner le beatmaker dilettante. L’alchimie est immédiate. Ronny trouve en Denzel le complice idéal pour traduire en musique cette agressivité qui l’anime depuis que, tout petit déjà, il détruisait toutes les casseroles de chez lui à force de tambouriner dessus. C’est décidé, il ne quittera plus ce nouvel acolyte, ni cette ville d’adoption.

Ronny emménage sur le canapé de Denzel, et ensemble ils travaillent jour et nuit à parfaire une synergie créative qui culmine avec Imperial, deuxième album de Denzel sorti au printemps 2016. Un an plus tôt, le morceau Ultimate marquait déjà pour eux une étape cruciale. Un banger incontournable lorsqu’il s’agit d’évoquer leurs carrières respectives. Aux frontières du dancehall - Denzel dit son flow inspiré du Sensimilla Persecution de Buju Banton - et du rap hardcore, le mélange cogne comme une prise de psychostimulants. Un avant-gardisme confirmé par le second souffle que le morceau trouvera sur les réseaux à l’occasion d’un meme. Avant Black Beatles ou Mask Off, Ultimate démontrait l’importance de la viralité dans l’industrie musicale moderne.

 Ecouter notre mix 100% Denzel Curry

Yung Simmie - Fancy / Date de sortie : 7 juillet 2014

Revenons un peu en arrière. A l’origine de la nouvelle vague du rap floridien, on trouve une obsession partagée par une bande de nerds pour le son lo-fi, edgy et ténébreux. En particulier ce qu’on appelle le phonk, ce rap venu de Memphis, de la Three Six Mafia, de DJ Spanish Fly ou de Tommy Wright III. Cette fièvre se propage en grande partie à cause du Raider Klan, un collectif fondé par Spaceghostpurrp et une nébuleuse au sein de laquelle gravitent des personnalités comme Yung Simmie, Robb Banks et Denzel. Trois piliers dont on retient comme morceau de bravoure Threatz, qui les réunit sur une production signée Ronny J.

En fait, Denzel et Ronny prendront très vite leurs distances avec le Raider Klan. L’histoire leur donnera raison. Le collectif périclite dans un underground d’irréductibles fidèles, qui empêche ses membres de vraiment briller. Premier parmis les laissés pour compte, Yung Simmie ne touchera probablement jamais le grand public. Sa discographie recèle pourtant de pépites destinées à vieillir comme du bon vin. En 2014, il sortait sa mixtape Shut Up and Vibe 2, sur laquelle Ronny plaçait une de ses premières grosses prods avec Fancy. Fidèle retranscription de l’univers ténébreux du phonk, le morceau plonge le flow lancinant de Simmie dans les nappes d’un orgue gothique digne d’une bande son de Castlevania. Le sens du headbanging est là, mais l’agressivité de Ronny est bridée. Il faudra patienter encore un peu avant qu’il ne soit libre de faire éclater les codes installés par le Raider Klan.

Denzel Curry ft. Lofty305, XXXTentacion & Ski Mask the Slump God - SPACEGHOSTPUSSY (RIP YAMS)
Date de sortie : 25 janvier 2016

Il n’y a pas de bonnes histoires sans bon méchant. Et dans l’univers du rap floridien, on trouve difficilement meilleur super-vilain que Markese Money Rolle, aka Spaceghostpurrp. Et pourtant, comme avec Anakin, tout avait si bien commencé. Respecté et reconnu comme un pionnier de l’underground à Miami, le rappeur de Carol City - un quartier de Miami Garden qui a également vu grandir Rick Ross et Gunplay - se consacre avec son Raider Klan à la construction d’un empire qui s’annonce grandiose. Son influence s’étend rapidement jusqu’à New York, toujours prête à phagocyter les nouvelles tendances. Mais Spaceghostpurrp se rebelle, encouragé par des pulsions légèrement paranoïaques. L’histoire a déjà été maintes fois commentée. Un clash avec A$AP Rocky, qui l’avait invité sur LiveLoveA$AP, et un pétage de plombs sur les réseaux, où il moque notamment la mort d’A$AP Yams, figure sainte à New York, achèvent de le plonger dans le côté obscur du rap jeu.

Denzel Curry a lui aussi grandi à Carol City, et pour cette raison il verra toujours Spaceghostpurrp comme un grand frère. Mais comme disait Omara man got to have a code”, et on ne manque pas de respect aux morts. Il faut, symboliquement, tuer le grand frère. “I’m a Raider Klan killa” chante Denzel sur Spaceghostpussy, une diss track emmenée par une production démentielle de Ronny. Grand seigneur, Denzel mettra fin à la querelle peu de temps après, conscient que Spaceghostpurrp ne sera jamais que l’ombre de ce qu’il aurait pû être. Mais le mal est fait. Les fauves sont lâchés, à l’image de ces deux goons qui l’accompagnent, aux surnoms diaboliques de XXXTentacion et Ski Mask the Slump God. Leurs flows déjantés, couplés à la production violente et chaotique de Ronny, font entrer Miami dans une nouvelle ère.

XXXTentacion - ImSippinTeaInYoHood / Date de sortie : 25 février 2016

XXXTentacion a débarqué plus tôt dans cette histoire, alors que Ronny et Denzel sont en pleine écriture d’Imperial. Ils cohabitent au sein de ce qu’ils surnomment la ULT House, son domicile que Denzel a décidé après une rupture amoureuse de transformer en “havre dédié à la créativité”. Sorte de réplique du donjon de la Dungeon Family, où les potes (Twelve’Len, J.K. The Reaper, PoshGod, POSHtronaut) et les muses vont et viennent. La musique y occupe les jours et les nuits de ses habitants, parfois jusqu’à l’épuisement. Heureusement, avec les premiers succès viennent les premiers chèques, qu’on célèbre en faisant venir le tatoueur ou en organisant des beuveries. Deux gamins s’y font recaler un soir alors qu’ils se croyaient invités pour freestyler. Denzel lève le malentendu, et c’est ainsi que XXXTentacion et Ski Mask The Slump God font leur première entrée dans la ULT House.

Une première impression un peu surréaliste et une notoriété croissante dans le comté voisin de Broward sont suffisantes pour piquer la curiosité de Denzel et Ronny. Ce XXX en particulier, possède une aura - dans Dragon Ball on appelle ça le “Sentō Ryoku” - qui pousse très vite Denzel à lui proposer d’intégrer son équipe. Amitié ou business, XXX reste méfiant. Très vite, Denzel et Ronny se prennent d’affection pour cet écorché vif, qui a le don pour se fourrer dans des histoires glauques. Espérant le garder à l’écart des ennuis, Denzel le pousse à emménager avec eux.

Symbole de la véhémence qui le consume, XXX décide d’enchainer Spaceghostpussy avec sa propre diss track. C’est un premier putsch, appuyé par un Ronny décidément à l’aise quand il s’agit de faire parler la poudre. Avec SippinTea, le producteur concocte la bande son d’une lutte épique, et avance un peu plus dans la radicalité auditive. Enfin débarrassé de ses chaînes, il laisse cours à sa bestialité. Les basses saturées en continue sonnent comme des riffs de guitare, évoquant l’influence Slipknot qui va rejaillir sur toute la nouvelle génération autant biberonnée au métal qu’au rap. Le résultat sans concession est parfaitement impossible à passer en radio. Mais qui écoute encore la radio de toute façon ? C’est sur SoundCloud que ça se passe, et cet extrémisme musical impose XXX comme une de ses têtes de proue. Avant que l’histoire ne dérape, comme Denzel et Ronny l’avaient pressenti.

Ski Mask The Slump God ft XXXTentacion - Take A Step Back
Album : Drown In Designer / Date de sortie : 16 mai 2016


Lorsque Jahseh Dwayne Onfroy rencontre Stokeley Clevon Goulbourne entre les murs d’un établissement pénitentiaire pour mineurs, c’est un peu comme si les deux faces d’une même pièce étaient enfin réunies. L’un est violent et bagarreur, incarcéré pour tentative de vol à main armé. L’autre est un garçon turbulent mais sympathique, enfermé pour avoir dealé de l’herbe. Tous les deux ont passé leur enfance à faire les quatre cents coups dans les rues de Broward, comté rendu tristement célèbre par la récente tuerie de Parkland. Pour passer le temps entre quatre murs, ils s’amusent à freestyler, avant de se prendre au jeu. Voilà peut-être une bonne raison d’arrêter les aller-retours en prison. Enfin libérés les deux larrons réfléchissent un temps à cambrioler des baraques. A la place, Onfroy dépense ses derniers dollars dans un micro de piètre qualité. Peu importe, le son complètement saturé qui en sort n’est pas pour déplaire à ces deux amateurs de nu-metal. En mai 2014, ceux qui se font désormais appeler XXXTentacion et Ski Mask The Slump God mettent en ligne ViceCity et Catch Me (supprimé depuis), leurs premiers morceaux respectifs.

Quelques uploads plus tards, le buzz a grandi. Les concerts locaux s’enchaînent devant un public chaque fois plus turbulent, souvent interrompus par les interventions musclées de la police. Arrivé au terme de son épuisante collaboration avec Denzel, Ronny se tourne naturellement vers cette relève toute trouvée. Avec Take A Step Back sur la mixtape Drown In Designer de Ski Mask, il leur fait passer un premier palier en terme de popularité. Une méthodique entreprise de démolition posant de la façon la plus claire possible la formule trash qui va mettre le duo en orbite. Il vit pourtant ses derniers mois. Bientôt la déferlante Look At Me ! va propulser XXX au rang de star internationale, et Ski Mask comprendra que, pour exister, il devra sortir de l’ombre envahissante de son pote.

Lil Pump ft Smokepurpp - Kilo / Date de sortie : 14 juin 2016

C’est autour du printemps 2017 que les médias commencent à percevoir l’écho d’une étrange clameur venue des tréfonds de SoundCloud. Une plateforme qui n’a pas vraiment bonne presse quand il s’agit de causer valeur ajoutée musicale. Cela ne fait d’ailleurs que quelques mois que ses chiffres sont comptabilisés au Billboard Hot 100. Mais il devient difficile d’ignorer les gamins qui y postent depuis leur chambre des morceaux alignant les millions d’écoutes. Certains aimeraient pourtant le faire, tant leurs paroles sont débiles à souhait, et leurs mixages à peine dignes de sortir des enceintes d’un laptop. Tous les ingrédients sont réunis pour hérisser le poil des puristes, mais les chiffres ne mentent pas. Les futures idoles des jeunes s’appellent Lil Pump et Smokepurpp, et ressemblent plus à des rejetons dégénérés de Chief Keef qu’à de fins amateurs de solfège.

Ronny a du flair lui. Il s’intéresse depuis longtemps à ces drôles de lascars, découverts alors qu’il écumait le web à la recherche de nouvelles pépites. En guise de pierre précieuse, il est tombé sur deux fous dont le quotidien ne semble être fait que de turn-up et de défonce. Rien à voir avec les nerds du Raider Klan, de Denzel ou de XXXTentacion, dont l’approche de la musique restait cérébrale. Un peu trop parfois pour Ronny. Lil Pump et Smokepurpp incarnent l’esprit festif et libidineux de Miami. Le morceau Kilo est la première pierre, non taillée, d’une collaboration qui se révèlera riche en succès. Car Ronny a une fois de plus mis la main sur du vingt-quatre carats. Sur Deadstar, la première mixtape de Smokepurpp, il place le single Audi et obtient son second disque d’or après Ultimate. Finger’s Blue lui offre la possibilité de travailler avec Travis Scott, qui lui ouvrira les portes de son studio. Ronny prend une nouvelle dimension. Les chiffres du stream pleuvent pour lui et ses protégés. Evidemment, les signatures en label ne tardent pas à suivre.

Bhad Bhabie - Hi Bitch
Album : BB1 (annoncé) / Date de sortie : 21 Septembre 2017

Ronny n’a jamais vraiment eu la vocation de l’underground. Il s’imagine plutôt en producteur superstar, rêve de collaborer avec Justin Bieber et The Weeknd. Alors quand Atlantic Records sonne à sa porte avec entre les mains un deal qu’on imagine juteux, il ne se fait pas désirer. En s’offrant les services du producteur préféré des lycéens sous lean, la filiale de Warner Music Group poursuit sa logique d’OPA sur le rap jeu des moins de 20 ans. Sur son catalogue, on retrouve déjà Lil Uzi Vert, Young Boy Never Broke Again et Kodak Black.

La signature de Danielle Bregoli a suscité davantage de commentaires. Cette jeune femme de Miami connaît une célébrité fulgurante depuis son passage dans un talk show façon “C’est Mon Choix”. Décriée pour symboliser le quart d’heure de célébrité vide de sens, elle se révèle pleine de ressource en sortant dans son coin le morceau These Heaux. Un single solide sur lequel Bhad Bhabie (son pseudo) surprend par son aisance au micro. Atlantic Records saute sur l’occasion et annonce un contrat à six zéros. Le label avait déjà réussi le coup du siècle en signant les débuts musicaux de Cardi B. Avec Bhad Bhabie, le label espère viser plus jeune encore. Et qui mieux que leur nouveau poulain Ronny pour atteindre la cible ? D’autant que la jeune femme vient de Miami, et qu’elle a une réelle affinité avec toute cette nouvelle vague. On ne sait pas si le producteur a vendu son âme au diable dans cette affaire, mais il faut l’avouer, le single Hi Bitch fonctionne. Sans être révolutionnaire, il permet de confirmer la place de Bhad Bhabie dans le paysage rap. Et ça, peu de gens auraient misé dessus. Ronny est désormais un lanceur de carrières certifié.

Rich Brian feat. Keith Ape & XXXTentacion - Gospel / Date de sortie : 11 mai 2017

A des milliers de kilomètres de la Floride, une autre scène connaît un gain d’exposition fulgurant en 2017. Avec des figures comme Keith Ape en Corée, les Higher Brothers en Chine ou KOHH au Japon, les rappeurs asiatiques poursuivent leur assaut sur le rap jeu mondial. Parmis eux, l’indonésien Brian Immanuel, aka Rich Brian, est certainement celui qu’on attendait le moins. Son morceau Dat $tick est d’abord une blague tellement prise au sérieux qu’elle lui vaut une signature chez CXSHXNLY Records, label fondé par Sean Miyashiro et le rappeur coréen Dumbfoundead et sur lequel on retrouve Keith Ape et les Higher Brothers. Mieux connu chez nous sous les traits de sa filiale 88rising, le label est en grande partie responsable du regain de popularité du rap asiatique en occident. A grands coups de vidéos virales, démontrant une parfaite compréhension des codes internet - le “Rappers React to Rich Brian” est un modèle du genre - le label a méticuleusement consolidé la street cred de ses poulains. Au point de les voir apparaître sur des featurings de prestige, fait rare pour des artistes non originaires du monde anglophone.

A Miami, le style énergique et décomplexé des rappeurs asiatiques trouve rapidement écho. Les deux scènes partagent un coup pour l’excentricité, et un refus du bon goût jubilatoire. Déjà en 2015 Ronny produisait pour Keith Ape le morceau Vigorous, avec la participation de Denzel. Plus récemment, le rappeur coréen enchaînait les collaboration avec Ski Mask. Rien de surprenant donc à voir Rich Brian redoubler de marques d’admiration pour XXXTentacion, jusqu’à ce que Ronny les réunissent sur le morceau Gospel, sur lequel Keith Ape insistera pour être présent. La collaboration est inattendue sur le papier, et pourtant le résultat sonne comme une évidence. Un banger sans appel, où la prod cartoonesque et entrainante de Ronny permet aux trois lurons de se lâcher et de sceller un peu plus l’amitié entre les peuples. C’est avant tout lorsqu’il produit ces drôles de mélanges que le rap prouve qu’il va sauver le monde.


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